Tribune – Robert Lion, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et ancien délégué général du Mouvement HLM, alarme sur les impasses du projet de loi ELAN et notamment sur la réduction du rôle des architectes.
Tribune parue initialement dans Libération, le 3 avril 2018 :
« Encore une loi logement ! Notre pays en a connu un bon nombre, et pourtant rares sont les avancées, au cours des dernières décennies, qui ont dans ce secteur procédé de la loi. Une nouvelle fois, nous voici face à un bouquet d’intentions louables, enrichi cette fois par un «consensus» parlementaire, qui va déboucher sur quelques allégements et sur un flot de règles et procédures nouvelles. Les bonnes idées ne manquent pas: simplification, raccourcissement des délais, accent sur les cœurs de ville… Mais ce projet risque d’être contre-performant, faute de démarche sérieuse sur la qualité de l’habitat. Venant d’un gouvernement qui se dit soucieux du long terme et des générations futures, il manque de souffle.
La contre-performance est au coin de la rue: en proclamant qu’il faut «construire moins cher», on pourrait retomber dans les erreurs des années 50 et 60. Nul ne sait plus ce qu’ont été le Plan Courant, le Secteur industrialisé, les chalandonnettes et autres programmes à prix cassés – sauf si l’on est de ces millions de locataires ou copropriétaires qui ont souffert dans leur dignité, ou souffrent encore, de vivre dans un habitat neuf au rabais.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la recherche du moindre prix a conduit en France à deux lourdes erreurs. D’abord la localisation des logements: la pression sur les coûts du foncier a déporté près d’un million de HLM ou autres logements vers les «champs de betteraves, là où les terrains se vendaient à l’hectare plutôt qu’aux mètres carrés. Résultat, dans la durée: une tare au flanc de nos villes, qui n’a pas fini de fracturer la société. Ensuite une grande négligence sur le coût global du logement, vu dans la durée: de tout temps, et ce n’est pas passé de mode, on a déshabillé les projets pour sortir un prix de vente ou un loyer de départ plus accessible, laissant l’occupant face à des équipements à obsolescence rapide et à des performances thermiques médiocres, c’est-à-dire à des coûts d’usage excessifs. Un logement social de mauvaise qualité, en termes techniques ou de situation, n’est pas social.
Il pourrait exister des protections contre cette pente toujours glissante. On ne les voit pas dans le projet ÉLAN. On ne sent pas non plus une préoccupation suffisante sur la durabilité de l’habitat. Par exemple, à l’heure de la transition écologique, une propriété essentielle pour un bâtiment est sa flexibilité face aux divers usages qu’on pourra faire de lui avec le temps. N’est-ce pas aussi important que sa «digitalisation»? Silence dans le texte. Plus généralement, il y a ici une impasse sur la qualité; un chapitre parle d’amélioration du cadre de vie, mais c’est pour traiter des marchands de sommeil ou du très haut débit …
Que ce projet manque d’ambition, on le voit aussi bien à la manière dont il ne parle pas d’architecture, ou plus largement de la dimension culturelle de la ville et de l’habitat. Il veut, comprend-on, une seule chose: réduire le rôle des architectes pour la construction sociale, la promotion privée, les ouvrages publics.
Casse-cou ! Messieurs les ministres. Une construction est le fruit d’une dialectique entre les coûts d’un côté et la valeur fonctionnelle, esthétique et sociale de l’autre côté. Le second volet est mal défendu si, autour de la table, la maîtrise d’œuvre, au premier rang de laquelle se trouve l’architecte, ne pèse pas bon poids.
Promoteurs contre architectes
Vous voulez en finir avec les concours ? Rétrécir le champ de la grande loi architecture de 1977? Dégager les constructeurs sociaux de la loi sur la maîtrise d’ouvrage publique? Lancer une nouvelle vague de projets d’aménagement sans architecte où le promoteur, dont on sait le cousinage avec les entreprises de bâtiment, n’a pas de contradicteur le jour où, sous le diktat du profit, il décide de sacrifier, par petits morceaux, la qualité? Ce serait une série d’erreurs.
Penchez-vous un instant sur les dernières décennies et mesurez comme ces grandes règles du jeu ont bénéficié, particulièrement en France – et on nous regarde souvent avec envie sur ce point, notamment à propos des concours – au renouveau du domaine bâti et à l’image des villes. N’oubliez pas que les organismes de HLM, soutenus par l’USH, leur union nationale, sont souvent les créateurs courageux des plus belles architectures contemporaines – ce qui mériterait de temps en temps, Madame la ministre de la Culture, un coup de chapeau !
Mais est-ce bien de la loi qu’on a besoin pour soutenir la qualité, l’innovation, l’audace dans ce vaste domaine? Tout cela ne se décrète pas. Ce qu’on attend des pouvoirs publics, c’est autre chose: qu’ils fassent souffler sur nos villes et notre habitat une ambition historique. C’est le cas déjà, en ce moment, du côté de nombreuses villes et collectivités françaises, à commencer, brillamment, par Paris. On les voit multiplier les initiatives, les projets urbains, les concours, à un haut niveau d’excellence. Pour le moment, rien de tel du côté de l’État. Rien qui fasse écho au Second Empire et Haussmann, à de Gaulle par le bras de Delouvrier, à François Mitterrand bien sûr, dont la génération de «Grands Projets», menée à bien grâce à sa volonté farouche, a relevé la barre pour l’architecture et stimulé, à travers le pays, création et embellissements.
Dans dix ans, on aura mis en place, en France, trois ou quatre millions de logements nouveaux et des milliers d’équipements; on aura lancé quelques grands morceaux de ville autour des infrastructures qui seront sorties de terre; on aura rénové des dizaines de cités anciennes. Ce grand chantier peut être un désastre urbain, comme on en a vu il y a un demi-siècle. Il peut se faire suivant un style «international» et médiocre, obéissant au primat de la rentabilité, sans que la beauté, la création, l’écologie, le souci du social soient au rendez-vous. Cela peut au contraire se passer bien et contribuer à la fois à élever la qualité de vie et à donner de la France une image moderne et reconnue.
Ceci est à portée de main: on attend quelques règles de plus, qui fassent contrepoids en ce domaine aux logiques de l’argent. On attend qu’un véritable «élan» soit donné, qu’une ambition soit affirmée. Il n’y a guère devant nous projet plus stimulant que de vouloir faire des années 2020 une grande page de notre Histoire urbaine. »
Robert LION
Ancien directeur général de la Caisse des dépôts, ancien délégué général du Mouvement HLM