Paris, le 4 juin 2018
Monsieur le Président de la République,
De grandes lois ont mis fin au bétonnage des années 60, promues et encadrées par la fonction de l’architecte « homme de l’art ». Depuis 30 ans, elles ont favorisé un cadre de vie harmonieux, soucieux de la qualité des paysages naturels, urbains et patrimoniaux en participant activement au rayonnement de la France.
Vos prédécesseurs se sont fortement engagés dans la réalisation de projets d’équipements publics exemplaires. Vous déclariez en mars 2017, dans la revue ‘AA’ pour les 40 ans de la loi du 3 janvier 77, « Il faut rendre aux architectes, paysagistes et urbanistes les moyens de se saisir de ce sujet déterminant qu’est l’aménagement de nos territoires» présupposant une politique volontaire et audacieuse de l’art de bâtir notre cadre de vie pour les décennies à venir.
Vous affirmiez également : « On ne peut accepter que 70% des surfaces produites en France le soient sans architecte, c’est une réalité à combattre. De même, il est important que les élus et les aménageurs soient plus attentifs à la place des architectes au cours des missions d’études, de suivi et d’exécution des chantiers. Le rôle de l’architecte, quand il y en a un, se limite désormais trop souvent à l’obtention d’un permis de construire. Sur ces questions, les lignes doivent bouger ».
Ainsi face cette « France Moche » que vous identifiez lors de ce même entretien et face à la pénurie du logement nous nous attendions donc à un grand projet de loi dans lequel l’aménagement du territoire et la politique du logement seraient une grande cause nationale de votre quinquennat.
La loi ELAN aurait dû être ce vecteur, mais elle n’est au contraire qu’une succession d’articles techniques, sans aucun projet d’envergure sociétale, balayant l’intelligence politique et législative antérieure, et sans même répondre à l’un des objectifs énoncés : « construire plus, mieux et moins cher« .
Ses dispositifs écartent les architectes, les paysagistes et les urbanistes en dépouillant les projets de leurs savoir-faire, confiant notre cadre de vie à des groupes d’intérêt privés dont la priorité sera la rentabilité financière.
Nous, architectes réunis au sein de l’UNSFA (Union Nationale des Syndicats Français d’Architectes) et rejoints par de très nombreux consoeurs, confrères, organisations professionnelles et associations du cadre de vie, ne pouvons rester sans réagir en regard des enjeux et des conséquences de cet anéantissement culturel et de ce funeste projet.
Nous refusons la reproduction des ZUP des années 60 dont nous pâtissons encore aujourd’hui par la création de quartiers exogènes de plusieurs centaines ou milliers de logements où la quantité primera sur la qualité du cadre de vie.
Nous dénonçons l’impact de cette loi sur le logement social qui est un sujet d’intérêt général. Elle le soustrait au secteur public pour le confier à une mécanique d’intérêts privés. Pourquoi les plus démunis n’auraient-ils droit qu’à des bâtiments stéréotypés bâclés ?
Nous accusons cette politique de favoriser les entreprises dominantes au détriment de toutes les petites et moyennes entreprises qui, pourtant, constituent le tissu économique vivace de nos territoires.
Nous refusons une loi qui fera disparaître des dizaines de milliers d’emplois chez les multiples acteurs de la maîtrise d’oeuvre (architectes, bureaux d’études, économistes, …) et de l’économie locale réelle.
Nous refusons d’être réduits à de simples « façadiers » dont le rôle serait limité au dépôt des dossiers de permis de construire comme vous le dénoncez-vous même. Un architecte soucieux des citoyens et de l’environnement, avec la compréhension des besoins, des nécessités et des évolutions d’ « habiter », conçoit et réalise ses projets.
« L’homme de l’art » a été formé pour dessiner, signer et bâtir tous ses projets, tous types de programmes et d’échelles car l’architecture est un bien commun, un droit pour tous.
Nous ne pouvons accepter que l’avenir des étudiants en architecture se ferme subitement et qu’ils deviennent des faire-valoir au sein des majors du BTP.
Il est moralement condamnable de priver soudainement d’avenir une jeunesse formée à exercer une fonction consacrée à l’intérêt général.
Réformer n’est pas mettre à bas les principes vertueux qui régissent la société mais corriger les abus à l’aune de l’expérience ; restaurer les pratiques des années 60 produira les effets désastreux sur le paysage naturel, urbain et patrimonial tels que nous les avons connus dans les grands ensembles sans âme ni qualité ou par l’étalement urbain pavillonnaire.
Alors qu’Emmanuel Macron, candidat à la présidentielle française, avait toute la compréhension de la poétique de bâtir, ce savant équilibre de beauté, d’humanisme, et de l’art de construire, ce projet, en l’état, vous ferait porter la responsabilité de la destruction de notre profession et surtout de son rôle dans la société, reconnu par la loi du 3 janvier 1977 qui a déclaré la création architecturale d’intérêt public.
Simultanément, ce projet anéantit la loi MOP* qui garantit la collectivité et le secteur public de tous les détournements des fonds publics et place l’architecte au côté du maître d’ouvrage public.
En livrant la culture de notre pays et l’art de bâtir aux intérêts privés ciblés essentiellement sur le profit, ce projet ignore les mécanismes vertueux qui ont généré la beauté et la qualité de nos paysages naturels et urbains tant admirés à l’étranger pour revenir à des pratiques qui ont démontré leur nocivité.
Nous sollicitons de votre autorité, de recevoir au plus tôt une délégation de notre profession, dont notre syndicat, l’Union Nationale des Syndicats Français d’Architectes.
Le patrimoine de demain est celui que nous bâtissons aujourd’hui, ne l’oubliez pas. Nous ne l’oublions pas.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre très haute considération.
Pour les membres du Bureau National de l’Union Nationale des Syndicats Français d’Architectes.
Régis CHAUMONT
Président
* Loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’oeuvre